[ Clos ] "Jardins fangeux" [solo-contrainte]

[Invité]

Contrainte :: Faire intervenir un PNJ

"Jardins fangeux"

.. Aux abords de Tarouga, marquant la limite des dernières rues de terre qui s'enfonçaient dans les marais, des taudis au bois sombre et pourri, rongé par la vapeurs acides des brumes envahissantes se dressaient, chancelants, sur des fondations vieilles de plus de soixante ans. Ces carcasses dépérissant tristement sous la menace des bêtes et des végétaux étaient vidées de tous effets par leur propriétaire et restaient creuses et mornes presque toute l'année. Au printemps, seulement, l'atmosphère devenait vivable, loin de l'hiver au climat rude et de l'été aux vapeurs plus puissantes et aux insectes agressifs. L'humidité des lieux faisait gonfler le bois. C'est pourquoi, en de nombreux endroits, les murs s'écaillaient, leurs planches s'effritant comme du bois mort sous les masses de mousse et de champignons qui les assaillaient. La proximité du marécage mêlait aux odeurs de moisissure des relents vaseux. Le sol était peu stable, spongieux et malodorant.
.. Selden avançait parmi ces cabanes abandonnées, chassant d'un geste nerveux les moustiques qui venaient bourdonner à ses oreilles. Une lueur chaude s'échappait des frondaisons, dansant sur la brume et témoignant de l'heure avancée. Une heure à laquelle seuls les ptitards et quelques sancokis sortaient des marais, laissant derrière eux les créatures plus dangereuses. Le pirate n'avait pas pour habitude de s'aventurer au bord de cette brume putride ; les habitants de Tarouga préféraient en général passer par le fleuve, usant de petites embarcations silencieuses pour quitter la ville. Il n'était pas facile de rejoindre ce lieu en passant par les routes. Ces dernières slalomaient à travers la végétation luxuriante du marais, effacées en certains endroits par de larges fougères ou le passage important des groupes de maraistes.
.. L'homme aperçut enfin ce qu'il cherchait ; la plus ancienne des habitations aux murs sales et défraichis. Ses murs étaient formés d'un bois noir et mité. Une mousse grisâtre, épaisse et gorgée d'humidité rongeait une bonne partie de sa façade nord, tournée vers Tarouga, la faisant ressembler à une immense bête velue recroquevillée à l'ombre des vieux saules. Une seule ouverture formait une trouée sur ce mur végétal, un œil de bœuf donnant sur le premier étage. Selden s'approcha et la contourna en s'engageant sur un sentier de graviers. Les cailloux éparpillés accueillaient ça et là de petites pousses fragiles ; des insectes chétifs fuyaient de tous côtés, apeurés par les vibrations du pas de l'homme qui s'arrêta à quelques mètres du perron surélevé. La maison semblait morte. Le pirate savait cependant que derrière les vitres opaques se tenait un personnage méfiant, l'épiant sans doute depuis son arrivée dans le quartier des vieilles bâtisses.

"C'est ça. Avance encore." susurrait l'ombre fourbe, ses yeux jaunes perçant la matière des vitres poussiéreuses. "Frappe. Entre, Selden. Que l'on te fasse goûter l'eau des marais..." La créature sinistre étira son sourire, tout en passant ses doigts sur le pelage de celui qu'elle tenait tout contre elle, une silhouette plus petite, indissociable de la première dans la pénombre de la pièce mansardée, meublée d'une simple paillasse et d'une chaise près d'une étagère.

.. Selden frappa trois fois, en des coups bien distincts. Nulle réponse ne venant, le pirate fit jouer la poignée. La porte s'ouvrit dans un grincement fatigué, en laissant échapper quelques amas de terre sablonneuse qui tombèrent du plafond pour rejoindre le tapis de feuilles mortes qui couvrait le sol intérieur. La pièce était visiblement habitée, comme le laissait penser le lit de paille et de toile dressé sur un coin du sol un peu plus propre. Une vieille chaise en bois, et la table de fortune sur laquelle traînaient quelques documents, un pot d'encre, et une plume de cornèbre se dessinèrent dans le halo doré qui s'engouffra dans la mansarde, autour des épaules de Selden.

"Vieillard imbécile." Raiun quitta la fenêtre sur laquelle il s'appuyait, et s'avança vers le pirate sans perdre son sourire. Ce dernier ne parut pas surpris, et poussa un soupir fatigué en se tournant vers le jeune homme, un poing planté sur sa hanche comme un vieux professeur contrarié. Selden était un homme d'âge mur, le teinte basané des nombreuses années passées à parcourir les terres du pays du Feu. Une barbe noire, ornée ça et là de quelques crins blancs mangeait son menton jusqu'à ses tempes dans un fouillis taillé à la va-vite. Ses yeux clairs étaient plissés par habitude, et cernés de petites rides qui rendaient son visage plus doux que si l'on ne s'était arrêté qu'à ses traits durs et à sa mâchoire forte.
.. Le vieil homme observa Raiun des pieds à la tête, constatant la veste riche, posée sur une chemise blanche en soie qui couvrait les épaules du jeune homme. Ses lunettes en argent accrochaient la lueur diffuse de l'entrée, dissimulant son regard rusé derrière le reflet de ses verres. Au creux de son bras, accroché à son vêtement et serré contre son torse, Tettsui, son elekid, fixait quant à lui le nouveau venu avec perplexité. Le regard noir du pokémon passa de l'homme à son maître, avant de faire le chemin inverse. Son museau se fronça légèrement, tâchant d'exprimer un doute que le sourire de Raiun ne laissait deviner.

"Hé bien, Selden", lâcha le jeune homme en présentant une paume délicate au plafond, et s'avançant vers son interlocuteur. "Vous venez vous dégourdir les jambes près de ces vieux gourbis ? Un homme de votre âge devrait éviter les marais, vous n'êtes plus aussi vif qu'autrefois." Il acheva sa remarque d'un rire discret, comme si la blague était de taille. Selden releva sur lui son regard pénétrant, et secoua la tête avec découragement.
"Je sais encore éviter les sables mouvants, si c'est ce qui te tracasse. Raiun... Je voudrais te parler. Ton père..."
.. Raiun devança le vieil homme et secoua la main d'un geste agacé en grognant. Son sourire avait disparu, et son regard hautain était maintenant fixé sur la fenêtre opaque.
"Je n'ai que faire de cet homme." mentit le garçon. "Et il n'a que faire de moi." Son bras orné du gantelet de métal serra un peu plus l'elekid contre lui, arrachant au pokémon une grimace de douleur. Selden soupira. Il s'apprêtait à répartir mais Raiun le coupa à nouveau.
"Ce n'est pas important. Nous partons, Tettsui et moi. Nous ne reviendrons pas avant un moment. J'ai beaucoup de choses à régler, tu pourras dire à mon... père qu'il n'aura plus la charge de s'échiner à m'ignorer."

.. Selden l'observa longuement. La voix du jeune homme s'était muée en un murmure sur la fin de sa phrase, tandis qu'il s'était mis à jouer nonchalamment avec la fine chaîne en argent qui pendait à son cou. Tettsui ne disait rien, et se contentait de rouler un regard agacé vers les fenêtres sales. Cette cabane leur avait servie de repaire bien longtemps, et ils avaient fini par y entreposer de nombreux trésors auxquels Raiun tenait. Bien sûr, ni Selden, ni personne à Tarouga ne se doutait de l'endroit où les deux compagnons dissimulaient leurs butins ; comme chaque habitant de cette ville, Raiun et Tettsui savaient les lieux et les cachettes que les intrus n'auraient jamais l'idée de fouiller.
.. Le vieil homme sortit finalement de sa posture immobile, et acquiesça simplement. Il n'était après tout qu'un ami de Henry Borgaro, et il savait que le forgeron ne l'aurait pas approuvé d'être venu ici sans lui en avoir parlé. Henry Borgaro n'avait plus adressé la parole à son fils depuis bien longtemps, depuis la mort de sa femme. Selden soupçonnait son ami de croire que Raiun était pour quelque chose dans la disparition soudaine de Kemuri Borgaro, ce pourquoi il aurait très justement voulu couper les liens. Et pourtant, le vieil homme le savait, Henry Borgaro était incapable de repousser tout ce qui avait attrait à son enfant d'adoption. Il en avait pour preuve les présents que Raiun lui faisait parvenir tous les ans ; le forgeron avait beau ne pas répondre, faire semblant d'ignorer les cadeaux de toutes sortes, de tous horizons, Selden savait qu'il les conservait quelque part au fond de son atelier.

.. Raiun sortit de sa poche une montre à gousset qu'il détailla quelques secondes. La nuit tomberait dans moins de deux heures, et le jeune homme comptait avant cela avoir quitté Tarouga. Il avait fini de noter tous ses comptes, avait emballé les affaires qu'il emportait. Ce qu'il laissait derrière lui avait été détruit, ou caché. Et Selden porterait donc ses dernières pensées. Tant mieux. Il n'aurait pas à se s'efforcer de se rendre en ville, à s'humilier en essayant vainement de parler à son père, cet homme qui ne ferait que l'ignorer. S'il devait lui dire quelque chose...

"Je reviendrais quand j'aurais trouvé... ce que je cherche." Le jeune homme reprit soudain son sourire carnassier, haussant un sourcil pour offrir à son invité un regard de jeune prince aguicheur. "Et maintenant, mon cher Selden, j'aimerais vous demander de quitter ma maison. Je suis sur le départ. Et la nuit, les abords de Tarouga redoublent de danger."

.. Selden le dévisagea un moment, puis acquiesça. Le vieil homme tourna les talons, après avoir jeté un dernier regard au garçon et à son elekid qui s'étaient à nouveau accoudés à la fenêtre pour plonger leur regard dans un paysage invisible. Il sortit de la masure, et referma soigneusement la porte derrière lui. Sans dire un mot, et sans plus un regard pour la silhouette défraichie de cette cabane séculaire, Selden repartit vers Tarouga, avec la certitude qu'il voyait Raiun et son compagnon pour la dernière fois.